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« L’individu ne peut être considéré ni comme un néant ni comme un absolu mais comme un terme de relation réelle »
« L’histoire de la pensée ne doit donc pas être nécessairement considérée comme séparée des autres processus d’individuation ; elle est seulement condition sine qua non de l’explication à une époque donnée de telle ou telle forme d’individuation, ce qui est la condition à l’accès à l’existence de telle forme ultérieure qui exige l’antériorité de telle autre forme réfléchie ; le postulat de cette méthode est que l’accès à la réflexivité d’une forme d’individuation peut se comporter comme condition d’apparition d’une forme (…) » Gilbert Simondon
« Welcome to Paradiso, it’s Chino Amobi » – Il serait outré de parler d’une composition symphonique, pour parler du dernier coup de maître de Chino Amobi. Comment décrire ça ? Un album qui rentre directement dans l’histoire. Sample, ritournelle, poésie, field recording, radicalisation de tout, carte mentale, géographie musicale d’une diaspora vécue, électronique bizarre, vraiment bizarre, absence de rythmique linéaire, création de tropes sonores, Paradiso est un putain de chef d’œuvre dense. Un monstrueux patchwork, un prêche bien chelou, un manifeste d’une avant-garde qui n’est finalement peut-être plus sans avant-garde. On vit peut-être enfin un temps où il n’est plus le moment de jouer avec ironie sur les codes d’un vieux monde occidental en désuétude et en proie à des démocraties fantoches, à des entreprises et des applications qui remplacent peu à peu des intensités vécues en suggestions et inductions tellement intégrées qu’elles ont l’air plus réelles que le réel encore possible.
Paradiso est une fresque épique qui requalifie une certaine idée de l’intensité, du politique, et de la composition, au sens le plus strict du terme. Il n’est pas question d’une nature morte sonore mais bel et bien d’une intensité dense, d’un récit puissant couturé autour des figures angoissantes d’un monde empêché dans sa « vérité ». La vérité n’est qu’une fiction politique parmi d’autres et, s’il ne reste que la mort comme vérité ultime, il faut bien dégager des voies pour vivre un peu sérieusement, un peu conséquemment.
Chino Amobi, ex-Diamond Black Hearted Boy, cofondateur de NON Worldwide, dont on a déjà beaucoup parlé et dont le but avoué et manifeste est un rejet de la culture de masse dominante blanche digérée internationalisée, et des conditions politiques existantes. Paradiso, comme NON, compte un nombre assez fou de collaborations : Nkisi, FAKA, Haleek Maul, le modèle trans Aurel Haize Odogbo, Benja SL, Rabit, Dutch E Germ aka Tim DeWit, ex-Gang Gang Dance et, pour ouvrir le tout, un poème d’Edgar Allan Poe, The City In The Sea, qu’Elysia Crampton récite sur des bruits de vagues et de tonnerre.
Paradiso est une sorte de zigzag plein d’entraves sonores, de collages de textes et de détritus mentaux et sonores. Indus des années 1980, pop music, électronique lancinante, rythmique latino méga ralentie, synthés d’un autre âge, tout se cogne et se contre-cogne, tout rentre en collision, en intrusion dans les linéarités habituellement binaires entre mélodique et rythmique. Tout se télescope toujours dans Paradiso. Déchets sonores de la vie urbaine, jingles radio démoniaques, gadgets défectueux et alarmes de voiture sont là comme autant d’embuches et d’éléments d’une critique radicale de ce qui ressemble à un purgatoire contemporain.
Peut-être que ce qui conviendrait le mieux à Paradiso pour le décrire, c’est cette idée de chant épique… une sorte de Dante sonore. Il y a quelque chose de séduisant, de malin, qui pourtant surgit, déborde toujours de cette apparente cacophonie déjà plus que post-moderne. Aucune perception linéaire n’est possible dans ce manifeste, le flux est constamment interrompu et le chaos semble y être une certaine règle de composition. Impossible de faire l’expérience d’une écoute passive de cet album tant la fragmentation et les torsions sont inhérentes à la composition. Il y a quelque chose d’une tentative de ramener l’auditeur dans un présent vécu, dans un ici et maintenant, ou peut-être même dans le postulat d’une temporalité qui serait celle d’un « no présent » radical mais pas nihiliste. Quelque chose de l’ordre de trouver le chemin vers une intensité sensible insurrectionnelle. Certains tropes sont tordus à l’extrême jusqu’à en devenir quasiment surréalistes. On connaît la prépondérance de l’usage du bris de verre dans les productions de NON et d’une certaine scène club de la déconstruction, dans Paradiso il y a une torsion extrême de ces tropes mêmes. Une critique in progress. Radicaliser jusqu’à produire la sensation d’un cauchemar épuisant ou le son d’une parade monstrueuse qui viendrait réveiller un degré enfoui d’une forme de conscience au monde ; horror show politique.
Paradiso fonctionne sur le modèle d’une prolifération sensible, d’une surcharge sensorielle chaotique, une sorte de bombardement sensible. Pour autant, il n’est pas question d’être effrayé mais bien de sortir de ce marché de la peur, de la norme qui n’en a plus l’air et de réagir avec vitalité à des circonstances de plus en plus extrêmes politiquement. Plus personne ne semble se cacher pour produire son fascisme potentiel. Paradiso est une insurrection sensible contre un espace qui peut sembler de plus en plus vide. Une tentative de sens par surcharge au milieu d’un vide et d’une solitude de plus en plus crasse. Contre les oppressions, quelles qu’elles soient, il reste une arme massive, celle de l’intensité de nos vies vécues, bizarres et chaotiques.
Paradiso décrit un monde sauvage et propose, si ça n’est une radicalisation, en tout cas une politique du sauvage, sauvage non pas au sens Rousseauiste, occidental, mais bien au sens de politique de l’émeute sensible, du souterrain, et de l’intensité réelle. Il n’y a plus d’éthique de la vérité possible ni souhaitable, seulement un maintenant à radicaliser pour s’extraire, autant que faire se peut, d’un marasme politique et intellectuel qui ressemble de plus en plus à une tentative de castration organisée des têtes et des corps. Une castration mentale et sensible induite, enjointe et acceptée sans broncher au détour de son agenda Google ou de son flirt Tinder. Paradiso a le mérite de proposer une voie, celle de la surcharge sensible comme mode de lutte et de production possible contre la désintensification d’un espace vécu toujours plus vide, segmenté et routinier.
La collision, le rythme, la surcharge sensible comme autant de court-circuits possibles, comme autant d’armes critiques et pratiques contre un espace lisse et plat qui semble de plus en plus infini. Peut-être finalement que pour radicaliser maintenant, il n’est plus question de s’interroger sur la vérité au sens strict et étymologique du terme, ou bien d’envisager des modes de vie alternatifs, mais bien d’armer nos luttes par des modèles visant à détruire tout le connu, tous les espoirs encore souhaités pour rentrer dans le désespoir radical d’une destruction complète de toute idée de vérité au profit d’ensembles intenses. En somme, produire des tentatives fluides de formes de vie sensibles, se désassimiler par collision et surcharge permanente de productions de sensations et de sensibles politiques inconnus. En d’autres termes, simplement tenter de faire sens. Faire sens non plus en cherchant la vérité, l’universel mais bel et bien en pratiquant l’hybridation extrême utile à la création de monstruosités chimériques, nécessaires pour punir et sortir de la médiocrité du réel. Voilà en tout cas une des fictions possibles que dégage Paradiso, voilà en tout cas une manière d’envisager le monstrueux comme forme d’ingouvernabilité nécessaire. Paradiso est un fragment de réel chaotique et politique possible et c’est une arme dense pour penser et envisager le Maintenant.
Chino Amobi – Paradiso (NON, 05 mai 2017)
01. Law I (The City In The Sea)
02. Gænova
03. Blood Of The Covenant
04. Negative Fire III
05. The Failed Sons And Daughters Of Fantasia
06. Blackout
07. Antikeimenon
08. Nkisi (edit)
09. Eigengrau (Children Of Hell II)
10. Law II (Demolition)
11. Polizei
12. White Mætel
13. White Mætel Narrative
14. Radical Zero
15. Paradiso
16. Law III (Adam)
17. The Floating World pt. 1
18. The Floating World pt. 2
19. Dixie Shrine
20. Kollaps
21. End (The City in the Sea)
Écrit par: Aurèle Nourisson
Hier, sans aucune forme de prétention, nous cherchions à transcrire et à réfléchir notre époque. Curieux et audacieux, défricheur passionné, nous explorions sans oeillères et à travers un contenu éditorial toujours riche
et exigeant l’ensemble des strates qui composaient le monde bouillonnant de la musique indépendante, ses marges souvent nichées dans le creuset du web comme le halo médiatique qui entourait certains. Mais çà c’était avant. Aujourd’hui, on fait ce qu’on peu !
dieu vous le rendra….
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